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UE277 - Le concept d'homme dans la culture arabe classique


Lieu et planning


  • Campus Condorcet (Humathèque/bât. recherche Sud/Nord)
    Cours des humanités 93300 Aubervilliers
    Salle 2.14 - Humathèque
    annuel / bimensuel (2e/4e), lundi 16:30-18:30
    du 24 octobre 2022 au 12 juin 2023
    Nombre de séances : 12


Description


Dernière modification : 27 juillet 2022 13:00

Type d'UE
Séminaires DE/MC
Disciplines
Anthropologie historique, Histoire
Page web
-
Langues
français
L’enseignement est uniquement dispensé dans cette langue.
Mots-clés
Interactions Islam Philologie Savoirs Sciences
Aires culturelles
Arabe (monde) Maghreb Méditerranéens (mondes) Musulmans (mondes)
Intervenant·e·s
  • Houari Touati [référent·e]   directeur d'études, EHESS / Institut des mondes africains (IMAF)

« L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre » (Karl Marx). Les cultures aussi, qui ne consentent à donner un statut à leurs interrogations que lorsque celles-ci sont mûres comme un fruit fécond. La question « qu’est-ce que l’homme ? » (al-insān mā huwa) ne s’est pas posée à la culture arabe avant qu’elle n’y soit introduite par les premières traductions-adaptations du traité de logique de Porphyre dont la plus ancienne remonte aux années 760. L’homme a ainsi pris pied en terre d’islam comme une catégorie logique : il est le « vivant mortel raisonnable » (ḥayy mayyit nāṭiq). Après avoir entériné cette réponse, les falāsifa l’ont développée de multiples façons sans toutefois sortir du paradigme aristotélicien qui la fonde, au contraire des théologiens rationalistes qui s’en sont écarté en s’appuyant sur une autre définition de l’homme qui en fait le « vivant doué de capacité » (ḥayy mustaṭī‘). Mais, pour formuler leur solution, les uns et les autres se sont confrontés à la même question : « Est-ce que l’homme existe ? » (hal al-insān mawjūd). Et ils ont répondu positivement, les uns en mettant l’accent sur la capacité de l’homme à raisonner et à discourir, les autres en se focalisant sur son aptitude à poser des actes volontaires qui ne lui soient dictés que par son libre-arbitre (ikhtiyār), d’où cette autre définition de l’homme qui en fait un mukhtār, c’est-à-dire un être doué de choix.

En fait, cette définition de l’homme par son du libre-choix a existé avant le mouvement de traduction gréco-arabe abbassides. On en trouve les bases chez les premiers théologiens rationalistes qui émergent dans la première moitié du VIIIe siècle inquiets de voir l’homme réduit à n’être qu’une négation de lui-même. Car dans la doctrine de la prédestination prêtée à Jahm b. Safwān (m. 128/746), il est défini comme un corps (jism), et uniquement comme un corps, semblable à n’importe quel autre corps y compris les matérialités inertes (jamādāt). Mais les théologiens n’ont pu admettre les postulats de l’anthropologie aristotélicienne. Le mouvement de traduction gréco-arabe a mis à leur disposition le paradigme de l’atomisme qui leur a permis de s’affranchir du paradigme aristotélicien, même si certains théologiens du IXe siècle comme al-Naẓẓām n’ont pas hésité à reprendre à leur compte la théorie selon laquelle l’homme est défini par sa nature.

Ce concept de nature inhérente à l’homme la culture arabe et islamique l’a connu à travers la philosophie mais aussi et surtout à travers la médecine avec la traduction de la Nature de l’homme (Ṭabī‘at al-insān) d’Hippocrate et de son Commentaire par Galien. Cependant, pour comprendre la nature particulière de l’homme, il faut savoir ce qu’est la nature en général. Et c’est là qu’intervient la théorie des quatre éléments (al-ṭabā’i‘ al-arba‘a) reprise à la tradition médicale hippocratique par la philosophie aristotélicienne, mais également l’astronomie ptoléméenne qui est même la première dans l’ordre chronologique à fournir à la culture arabe classique son anthropologie scientifique avec la traduction du Livre du secret de la création (Sirr al-khalīqa) d’Apollonios de Tyane dès avant le milieu du IXe siècle et dont on retrouve les toutes premières utilisations dans les épîtres de Jābīr b. Ḥayyān.

Différentes conjonctions intellectuelles ont donc opéré entre elles pour rendre possible l’entrée tumultueuse de l’homme dans la culture arabe et islamique classique. Et c’est pour l’en chasser que la théologie traditionnelle de l’ash‘arisme s’est attelée à dénouer une à une ces conjonctions en s’en prenant d’abord au concept de nature auquel elle a substitué son propre concept de « continuité » (‘āda) : loin de tenir son principe de mouvement d’elle-même, comme disent les Aristotéliciens, la « continuité » ne le tient que de Dieu qui peut aussi bien la rompre quand il veut et comme il veut ainsi qu’en témoignent les prodiges des prophètes et les miracles des saints mais également d’autres phénomènes physiques inexplicables. L’enjeu est de taille : s’il n’y a pas de lois qui régissent de la nature, il n’y a pas non plus de lois qui fondent l’homme dans sa positivité. C’est tout ce foisonnement d’idées que le séminaire se propose de restituer afin d’en saisir les enjeux théoriques et pratiques pour une culture arabe classique en pleine effervescence.

Le programme détaillé n'est pas disponible.


Master


  • Séminaires de recherche – Histoire-Histoire du monde/histoire des mondes – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture
  • Séminaires de recherche – Histoire-Histoire et sciences sociales – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture

Renseignements


Contacts additionnels
Informations pratiques

IMAF, Campus Condorcet, bâtiment Recherche Sud, Cours des Humanités 93300 Aubervilliers (elisabeth Dubois)

Direction de travaux des étudiants

IMAF, Campus Condorcet, bâtiment Recherche Sud, Cours des Humanités 93300 Aubervilliers (elisabeth Dubois).

Réception des candidats

contacter l'enseignant par courriel.

Pré-requis

projet écrit ou entretien avec l'enseignant.


Compte rendu


Après avoir discuté précédemment les enjeux soulevés en contexte arabe classique par la formule porphyrienne de l’homme « animal raisonnable mortel », le séminaire s’est focalisé au cours de cette année sur sa réception dans les milieux des théologiens rationalistes qui l’ont pour la plupart contestée, lorsqu’ils n’en ont pas entrepris une réfutation en règle. Mais il s’en est trouvé certains qui n’ont pas hésité à l’adopter, non sans l’infléchir dans un sens qui était cependant loin de satisfaire les philosophes. Pour certains, il était nécessaire de combiner la définition de l’homme avec sa description comme l’entendent les philosophes pour lesquels la définition en donne l’essence et la description la propriété. Ainsi le rire, propre de l’homme, est-il introduit dans cette nouvelle définition en rupture avec l’aristotélisme, mais qui reste conforme à la doctrine dominante de l’atomisme dans les milieux des théologiens rationalistes. Pour d’autres, il était impératif de soustraire la notion philosophique de logos/nuṭq à sa dimension réflexive intellectuelle, pour n’en retenir que son seul contenu langagier. Car pour les théologiens rationalistes, il n’existe pas d’un côté un discours intérieur fait de traces, d’impressions et marques psychiques, et de l’autre, un discours extérieur composé de lettres dont l’articulation a pour fonction d’arracher cette activité psychique continue à son flux, de sorte qu’elle n’ait pas d’autre expression que celle qui lui est conférée par le langage articulé, concurremment à son avatar graphique. À quoi les théologiens rationalistes ont ajouté l’allusion gestuelle qui reste, à leurs yeux, si importante que c’est même elle qui arrache le discours articulé à son ambiguïté et à son équivocité, en engendrant par sa production en contexte ce qu’on pourrait appeler des situations pragmatiques particulières. Ainsi la même parole peut signifier une chose et son contraire selon qu’elle est accompagnée de telle expression du visage ou de telle autre, de tel geste de la main ou de tel autre. En outre, les théologiens rationalistes, bataillant contre les théologiens traditionnels sur la question de la langue, devaient s’en distinguer pour des raisons dogmatiques qui tiennent à la querelle sur le Coran pour savoir s’il était créé ou incréé. Ils se sont pour cela rapprochés en majorité des philosophes, en adoptant leur théorie de la langue qui en fait une institution humaine, quand les théologiens traditionnels en faisaient une institution divine, sur la base de la dichotomie prêtée aux Stoïciens entre logos endiathetos et logos prophorikos ! Mais tout en se rapprochant des philosophes, les théologiens rationalistes s’en sont écartés : en donnant au logos/nuṭq un contenu linguistique ou discursif, leur but était d’affirmer l’agentivité de l’homme sur son discours articulé, d’une part, et défendre leur théorie de la création du Coran contre leurs adversaires traditionnaires en prônant son incréation, d’autre part. Voilà pourquoi la formule porphyrienne de l’homme doué du logos a pris une signification nouvelle dans laquelle le discours prenait le pas sur la raison. Mais cela ne signifie pas que les théologiens rationalistes ne croyaient pas à la rationalité de l’homme : ils en ont – au même titre que les philosophes – fait une différence essentielle séparant l’homme de l’animal. Leur enjeu théorique était toutefois d’affirmer moins ce qui distingue l’homme sur le plan intellectuel que ce qui le caractérise du point de vue moral et éthique. Ils ont ainsi cherché à fonder philosophiquement la responsabilité (taklīf) de l’homme vis-à-vis de ses semblables et de son Créateur. Il fallait pour cela que l’homme eût le libre arbitre afin de choisir entre le bien et le mal, le beau et le laid. Encore fallat-il qu’il eût la capacité (istiṭā‘a). Et c’est ce qui les a conduits en partie (le reste de leur refus de la formule porphyrienne de l’homme a tenu à son statut ontologique) à rejeter la définition de l’homme par sa rationalité et à adopter une autre définition qu’ils ont eux-mêmes inventée et qui a consisté à saisir l’homme par sa capacité pour en faire le « vivant capable » (ḥayy mustaṭi‘). C’est pourtant ce que certains philosophes aristotéliciens avaient fait. Tel fut le cas d’Alexandre d’Aphrodise (dont une bonne partie de l’œuvre avait été traduite en arabe entre le IXe et le Xe siècles). Sauf que, pour ce commentateur d’Aristote, c’est parce qu’il est raisonnable que l’homme est capable. Or, pour les théologiens rationalistes, c’est plutôt l’inverse qui est vrai : l’homme n’est raisonnable que parce qu’il est capable. C’est ce passionnant débat philosophico-théologique que le séminaire a restitué en démêlant son écheveau. Il ne l’a pas fait sans revenir sur la formule porphyrienne de l’homme et les interrogations qu’elle a suscitées chez les philosophes de langue arabe eux-mêmes pour les éclairer sous un nouveau jour.    

Publications
  • « Salman Rushdie and Averroes », Studia Islamica, 118, 1, 2023, p. 129-132.

Dernière modification : 27 juillet 2022 13:00

Type d'UE
Séminaires DE/MC
Disciplines
Anthropologie historique, Histoire
Page web
-
Langues
français
L’enseignement est uniquement dispensé dans cette langue.
Mots-clés
Interactions Islam Philologie Savoirs Sciences
Aires culturelles
Arabe (monde) Maghreb Méditerranéens (mondes) Musulmans (mondes)
Intervenant·e·s
  • Houari Touati [référent·e]   directeur d'études, EHESS / Institut des mondes africains (IMAF)

« L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre » (Karl Marx). Les cultures aussi, qui ne consentent à donner un statut à leurs interrogations que lorsque celles-ci sont mûres comme un fruit fécond. La question « qu’est-ce que l’homme ? » (al-insān mā huwa) ne s’est pas posée à la culture arabe avant qu’elle n’y soit introduite par les premières traductions-adaptations du traité de logique de Porphyre dont la plus ancienne remonte aux années 760. L’homme a ainsi pris pied en terre d’islam comme une catégorie logique : il est le « vivant mortel raisonnable » (ḥayy mayyit nāṭiq). Après avoir entériné cette réponse, les falāsifa l’ont développée de multiples façons sans toutefois sortir du paradigme aristotélicien qui la fonde, au contraire des théologiens rationalistes qui s’en sont écarté en s’appuyant sur une autre définition de l’homme qui en fait le « vivant doué de capacité » (ḥayy mustaṭī‘). Mais, pour formuler leur solution, les uns et les autres se sont confrontés à la même question : « Est-ce que l’homme existe ? » (hal al-insān mawjūd). Et ils ont répondu positivement, les uns en mettant l’accent sur la capacité de l’homme à raisonner et à discourir, les autres en se focalisant sur son aptitude à poser des actes volontaires qui ne lui soient dictés que par son libre-arbitre (ikhtiyār), d’où cette autre définition de l’homme qui en fait un mukhtār, c’est-à-dire un être doué de choix.

En fait, cette définition de l’homme par son du libre-choix a existé avant le mouvement de traduction gréco-arabe abbassides. On en trouve les bases chez les premiers théologiens rationalistes qui émergent dans la première moitié du VIIIe siècle inquiets de voir l’homme réduit à n’être qu’une négation de lui-même. Car dans la doctrine de la prédestination prêtée à Jahm b. Safwān (m. 128/746), il est défini comme un corps (jism), et uniquement comme un corps, semblable à n’importe quel autre corps y compris les matérialités inertes (jamādāt). Mais les théologiens n’ont pu admettre les postulats de l’anthropologie aristotélicienne. Le mouvement de traduction gréco-arabe a mis à leur disposition le paradigme de l’atomisme qui leur a permis de s’affranchir du paradigme aristotélicien, même si certains théologiens du IXe siècle comme al-Naẓẓām n’ont pas hésité à reprendre à leur compte la théorie selon laquelle l’homme est défini par sa nature.

Ce concept de nature inhérente à l’homme la culture arabe et islamique l’a connu à travers la philosophie mais aussi et surtout à travers la médecine avec la traduction de la Nature de l’homme (Ṭabī‘at al-insān) d’Hippocrate et de son Commentaire par Galien. Cependant, pour comprendre la nature particulière de l’homme, il faut savoir ce qu’est la nature en général. Et c’est là qu’intervient la théorie des quatre éléments (al-ṭabā’i‘ al-arba‘a) reprise à la tradition médicale hippocratique par la philosophie aristotélicienne, mais également l’astronomie ptoléméenne qui est même la première dans l’ordre chronologique à fournir à la culture arabe classique son anthropologie scientifique avec la traduction du Livre du secret de la création (Sirr al-khalīqa) d’Apollonios de Tyane dès avant le milieu du IXe siècle et dont on retrouve les toutes premières utilisations dans les épîtres de Jābīr b. Ḥayyān.

Différentes conjonctions intellectuelles ont donc opéré entre elles pour rendre possible l’entrée tumultueuse de l’homme dans la culture arabe et islamique classique. Et c’est pour l’en chasser que la théologie traditionnelle de l’ash‘arisme s’est attelée à dénouer une à une ces conjonctions en s’en prenant d’abord au concept de nature auquel elle a substitué son propre concept de « continuité » (‘āda) : loin de tenir son principe de mouvement d’elle-même, comme disent les Aristotéliciens, la « continuité » ne le tient que de Dieu qui peut aussi bien la rompre quand il veut et comme il veut ainsi qu’en témoignent les prodiges des prophètes et les miracles des saints mais également d’autres phénomènes physiques inexplicables. L’enjeu est de taille : s’il n’y a pas de lois qui régissent de la nature, il n’y a pas non plus de lois qui fondent l’homme dans sa positivité. C’est tout ce foisonnement d’idées que le séminaire se propose de restituer afin d’en saisir les enjeux théoriques et pratiques pour une culture arabe classique en pleine effervescence.

Le programme détaillé n'est pas disponible.

  • Séminaires de recherche – Histoire-Histoire du monde/histoire des mondes – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture
  • Séminaires de recherche – Histoire-Histoire et sciences sociales – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture
Contacts additionnels
Informations pratiques

IMAF, Campus Condorcet, bâtiment Recherche Sud, Cours des Humanités 93300 Aubervilliers (elisabeth Dubois)

Direction de travaux des étudiants

IMAF, Campus Condorcet, bâtiment Recherche Sud, Cours des Humanités 93300 Aubervilliers (elisabeth Dubois).

Réception des candidats

contacter l'enseignant par courriel.

Pré-requis

projet écrit ou entretien avec l'enseignant.

  • Campus Condorcet (Humathèque/bât. recherche Sud/Nord)
    Cours des humanités 93300 Aubervilliers
    Salle 2.14 - Humathèque
    annuel / bimensuel (2e/4e), lundi 16:30-18:30
    du 24 octobre 2022 au 12 juin 2023
    Nombre de séances : 12

Après avoir discuté précédemment les enjeux soulevés en contexte arabe classique par la formule porphyrienne de l’homme « animal raisonnable mortel », le séminaire s’est focalisé au cours de cette année sur sa réception dans les milieux des théologiens rationalistes qui l’ont pour la plupart contestée, lorsqu’ils n’en ont pas entrepris une réfutation en règle. Mais il s’en est trouvé certains qui n’ont pas hésité à l’adopter, non sans l’infléchir dans un sens qui était cependant loin de satisfaire les philosophes. Pour certains, il était nécessaire de combiner la définition de l’homme avec sa description comme l’entendent les philosophes pour lesquels la définition en donne l’essence et la description la propriété. Ainsi le rire, propre de l’homme, est-il introduit dans cette nouvelle définition en rupture avec l’aristotélisme, mais qui reste conforme à la doctrine dominante de l’atomisme dans les milieux des théologiens rationalistes. Pour d’autres, il était impératif de soustraire la notion philosophique de logos/nuṭq à sa dimension réflexive intellectuelle, pour n’en retenir que son seul contenu langagier. Car pour les théologiens rationalistes, il n’existe pas d’un côté un discours intérieur fait de traces, d’impressions et marques psychiques, et de l’autre, un discours extérieur composé de lettres dont l’articulation a pour fonction d’arracher cette activité psychique continue à son flux, de sorte qu’elle n’ait pas d’autre expression que celle qui lui est conférée par le langage articulé, concurremment à son avatar graphique. À quoi les théologiens rationalistes ont ajouté l’allusion gestuelle qui reste, à leurs yeux, si importante que c’est même elle qui arrache le discours articulé à son ambiguïté et à son équivocité, en engendrant par sa production en contexte ce qu’on pourrait appeler des situations pragmatiques particulières. Ainsi la même parole peut signifier une chose et son contraire selon qu’elle est accompagnée de telle expression du visage ou de telle autre, de tel geste de la main ou de tel autre. En outre, les théologiens rationalistes, bataillant contre les théologiens traditionnels sur la question de la langue, devaient s’en distinguer pour des raisons dogmatiques qui tiennent à la querelle sur le Coran pour savoir s’il était créé ou incréé. Ils se sont pour cela rapprochés en majorité des philosophes, en adoptant leur théorie de la langue qui en fait une institution humaine, quand les théologiens traditionnels en faisaient une institution divine, sur la base de la dichotomie prêtée aux Stoïciens entre logos endiathetos et logos prophorikos ! Mais tout en se rapprochant des philosophes, les théologiens rationalistes s’en sont écartés : en donnant au logos/nuṭq un contenu linguistique ou discursif, leur but était d’affirmer l’agentivité de l’homme sur son discours articulé, d’une part, et défendre leur théorie de la création du Coran contre leurs adversaires traditionnaires en prônant son incréation, d’autre part. Voilà pourquoi la formule porphyrienne de l’homme doué du logos a pris une signification nouvelle dans laquelle le discours prenait le pas sur la raison. Mais cela ne signifie pas que les théologiens rationalistes ne croyaient pas à la rationalité de l’homme : ils en ont – au même titre que les philosophes – fait une différence essentielle séparant l’homme de l’animal. Leur enjeu théorique était toutefois d’affirmer moins ce qui distingue l’homme sur le plan intellectuel que ce qui le caractérise du point de vue moral et éthique. Ils ont ainsi cherché à fonder philosophiquement la responsabilité (taklīf) de l’homme vis-à-vis de ses semblables et de son Créateur. Il fallait pour cela que l’homme eût le libre arbitre afin de choisir entre le bien et le mal, le beau et le laid. Encore fallat-il qu’il eût la capacité (istiṭā‘a). Et c’est ce qui les a conduits en partie (le reste de leur refus de la formule porphyrienne de l’homme a tenu à son statut ontologique) à rejeter la définition de l’homme par sa rationalité et à adopter une autre définition qu’ils ont eux-mêmes inventée et qui a consisté à saisir l’homme par sa capacité pour en faire le « vivant capable » (ḥayy mustaṭi‘). C’est pourtant ce que certains philosophes aristotéliciens avaient fait. Tel fut le cas d’Alexandre d’Aphrodise (dont une bonne partie de l’œuvre avait été traduite en arabe entre le IXe et le Xe siècles). Sauf que, pour ce commentateur d’Aristote, c’est parce qu’il est raisonnable que l’homme est capable. Or, pour les théologiens rationalistes, c’est plutôt l’inverse qui est vrai : l’homme n’est raisonnable que parce qu’il est capable. C’est ce passionnant débat philosophico-théologique que le séminaire a restitué en démêlant son écheveau. Il ne l’a pas fait sans revenir sur la formule porphyrienne de l’homme et les interrogations qu’elle a suscitées chez les philosophes de langue arabe eux-mêmes pour les éclairer sous un nouveau jour.    

Publications
  • « Salman Rushdie and Averroes », Studia Islamica, 118, 1, 2023, p. 129-132.