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UE335 - Pragmatisme et conflictualité. La critique des pouvoirs en régime de controverse


Lieu et planning


  • Campus Condorcet-Centre de colloques
    Centre de colloques, Cours des humanités 93300 Aubervilliers
    Salle polyvalente 50
    annuel / bimensuel (1re/3e), vendredi 10:30-12:30
    du 5 novembre 2021 au 3 juin 2022
    Nombre de séances : 14


Description


Dernière modification : 5 octobre 2021 11:52

Type d'UE
Séminaires DE/MC
Disciplines
Sociologie
Page web
http://www.gspr-ehess.com/ 
Langues
français
Mots-clés
Argumentation Biologie et société Citoyenneté Démocratie Droit, normes et société Dynamiques sociales Émotions Énergie Enquêtes Environnement Études des sciences contemporaines Institutions Milieu Mouvements sociaux Politique Pollution Pragmatisme Pratiques Risques Santé Santé environnementale Savoirs Sciences Sociologie Sociologie politique Temps/temporalité Violence
Aires culturelles
-
Intervenant·e·s

La sociologie pragmatique des transformations étudie les processus critiques par lesquels des acteurs font surgir des causes dans l’espace politique. Résumée sous l’expression de balistique sociologique, cette approche a enrichi l’analyse des processus sociaux, envisagés comme des échangeurs entre rapports de forces et formes de légitimités. Le cœur de cible de cette sociologie a longtemps été formé par les trajectoires des causes collectives dans les champs de l'environnement, des technosciences ou de la santé. Qu’il s’agisse de changement climatique ou de biodiversité, d’énergie nucléaire ou de gaz de schiste, d’OGM, de nanotechnologies ou de biologie de synthèse, de pesticides ou de pollution atmosphérique, d'intelligence artificielle ou de conquête de l'espace, ou encore de confrontation aux maladies émergentes et aux pandémies, on voit s’affronter des porteurs de promesses technologiques, des lanceurs d’alerte, des milieux d'expertise et des mouvements critiques.

La dynamique des jeux d'acteurs et d'arguments déplace en permanence les registres de la contestation. Qu'ils reposent sur la défense de solutions alternatives ou sur des formules critiques plus radicales, la cohérence, la portée et les limites des appuis critiques sont au coeur des disputes et des conflits, dont le degré d'intensité est accru lorsque surgissent ce que l'on peut appeler des coalitions paranoïaques. Au cœur des champs de forces qui se dessinent, les acteurs critiques sont aux prises avec toutes sortes d'entités. Les années précédentes ont permis d'insister sur le rôle des régulateurs, ainsi que des réseaux d'influence et des acceptologues. En restant à la bonne distance, il s'agit de comprendre comment les différents acteurs puisent dans le répertoire constamment renouvelé des procédures de concertation, de débat public ou de convention citoyenne.

Certains processus font basculer dans un autre état du monde, marqué par de nouvelles formes d'emprise et de violence. C'est le cas lorsque des régimes autoritaires, issus de crises répétées, verrouillent les dispositifs d'expression à l'oeuvre dans les sphères publiques. Les enquêtes pragmatiques changent de modalités lorsqu’on se situe en amont des figures classiques de controverse et de conflit. L'étude des relations d’emprise et de leur transformation graduelle, souvent silencieuse, oblige à affiner les modèles sociologiques inspirés par le pragmatisme. À ce titre, le séminaire poursuivra l'exploration des formes d'influence et d’anticipation stratégique, ainsi que les bifurcations et les ruptures à partir desquelles s’élaborent et se transforment des jeux de pouvoirs. Pour fortifier leurs perceptions et leurs interprétations, les acteurs se nourrissent continûment des productions des sciences sociales, et en particulier des théories du pouvoir, des modèles de légitimité et d'action publique, ce qui a des effets en retour sur les joutes académiques – comme c'est le cas depuis plusieurs décennies à propos de l’« expertise », de la « démocratie participative », des formes de « prospective » ou de l’« acceptabilité sociale des risques ».

Que les protagonistes s’opposent frontalement ou optent pour une logique de coopération, la dynamique des conflits rend visibles les opérations interprétatives et les agencements pratiques dans lesques s'ancrent les croyances et les représentations, qui donnent lieu parfois à des processus de révision. Le propre d'une sociologie pragmatique est de ne pas enfermer les acteurs dans les dispositifs et les représentations. Plus qu'une simple variabilité ou pluralité d'expériences, il s'agit ici de rendre compte des changements de perspective et des mouvements épistémiques par lesquels les croyances changent d'état ou de modalité. La traversée d'épreuves marquantes, qui fonctionnent comme les matrices d'un minimum de factualité partagée, rend manifestes bien des conversions, mais aussi des tensions, des contradictions et des points de rupture qui peuvent contrarier les propositions de monde commun.

Par définition, un processus critique de longue durée se déploie sur de multiples scènes. Comme elles se révèlent inégalement accessibles à l’observation ou au dévoilement, il convient de doubler l’analyse des actes de protestation et des procédés argumentatifs par l’examen des façons de lier, ou de se lier, au coeur des milieux en interaction. Les enquêtes présentées au cour du séminaire s'attachent ainsi à saisir dans un même cadre la production de liens d’intérêts ou de jeux d'interdépendances élaborés au fil du temps, peu visibles dans les dispositifs publics, et les capacités de mobilisation, de coalition ou d’alliance, rarement réductibles à un alignement fondé sur l’intérêt bien compris ou sur des valeurs universalisables.

Le fil des alertes, des crises et des catastrophes longtemps suivi par le séminaire a connu avec la méga crise du Covid une bifurcation aussi radicale qu'irréversible. En tirant les leçons épistémiques et axiologiques de cette crise, on poursuivra l'analyse des modes de fabrication des scénarisations du futur, saisies sur de multiples échelles sociales, temporelles et spatiales. Par-delà l'opposition entre utopies et dystopies, la confection critique des visions du futur pèse sur la portée des processus de mobilisation, contribuant à l’ouverture ou à la fermeture des possibles. Si des versions téléologiques s'opposent en gagnant en puissance d'expression, les processus collectifs renvoient une profonde indétermination du sens de l’histoire, indétermination sur laquelle prend forme toute expérience démocratique. Comme l'ont montré aussi bien les catastrophes et les mouvements sociaux inédits de la dernière décennie, on ne peut guère prédire ni clore par avance la portée d'un processus critique.

Il ne suffit plus de « cartographier » ou de « mettre à plat » les controverses au nom d'un principe de symétrie : elle doivent être pensées en rapport avec les formes de vie, ce qui signifie une attention soutenue aux points de recoupement ou d'articulation avec le monde sensible. Comprendre les ouvertures d’avenir et les prises, individuelles ou collectives, sur les processus, c’est faire du pragmatisme sociologique un programme fort, capable de saisir la multiplicité des expériences, dont l’irréductibilité foncière ne cesse de s’imposer à l’enquête. La mise à distance des montées automatiques en généralité apparaît alors comme une des conditions premières de l'exploration des ouvertures d'avenir, créatrices d'alternatives et de reconfigurations, au plus près des pratiques et des milieux.

5 novembre 2021 : Francis Chateauraynaud et Jean-Michel Fourniau, Introduction du séminaire

19 novembre : Francis Chateauraynaud, La sociologie des processus critiques et les systèmes complexes

3 décembre : Francis Chateauraynaud, Le surgissement des reconfigurateurs : émergences, polyphonies et transformations

17 décembre : Francis Chateauraynaud, En-deçà des arènes publiques : modes de domination et ressorts d’emprise

7 janvier 2022 : Francis Chateauraynaud et Jean-Michel Fourniau, Le pragmatisme sociologique et la critique politique

21 janvier 2022 : Frédéric Vandenberghe (professeur de sociologie, Université Fédérale de Rio de Janeiro, Brésil – professeur invité EHESS 2022), Ontologie du présent

4 février : Diogo Corrêa (professeur de sociologie à l’Université de Vila Velha, Brésil – professeur invité EHESS 2022), Le soi et l’intériorité dans une perspective pragmatico-pragmatiste

18 février : Alain Kaufmann (directeur du ColLaboratoire de l’Université de Lausanne), La recherche participative au cœur des mutations de la biomédecine. Retour sur une série d’expériences, des biobanques à la santé environnementale

4 mars : Perrine Poupin (chargée de recherche CNRS au CRESSON/AAU), Alertes et mobilisations environnementales dans le grand nord russe

18 mars : Bernard Kalaora (enseignant-chercheur à la retraite rattaché au IIAC), Du « Musée vert » à la forêt comme formes de vie : une perspective socio-anthropologique

1er avril : Madeleine Sallustio (postdoctorante, CNRS), No Future. Les collectifs néo-paysans et leur rapport à l’avenir : utopie, dystopie et présentisme

15 avril : Martin Denoun (doctorant au GSPR), Faire patienter le plutonium. Infrastructure logistique et pluralisation des futurs nucléaires

 20 mai : Francis Chateauraynaud et Sylvain Lavelle (philosophe, ICAM-GSPR), Désordre intérieur et invention défensive

3 juin : Francis Chateauraynaud et Sylvain Lavelle, Ordre intérieur et invention offensive


Master


  • Séminaires de recherche – Sociologie – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture

Renseignements


Contacts additionnels
stephanie.taveneau@ehess.fr
Informations pratiques

pour tout renseignement sur le suivi du séminaire, contacter Stéphanie Taveneau par courriel : stephanie.taveneau(at)ehess.fr,

Direction de travaux des étudiants

direction de travaux d'étudiants : les 1er et 3e vendredis du mois sur rendez-vous entre 15 h et 19 h.

Réception des candidats

par courriel ou sur rendez-vous sur demande spécifique, les 1er et 3e vendredis du mois entre 15 h et 19 h

Pré-requis
-

Compte rendu


Les premières séances du séminaire ont été consacrées à un retour sur les travaux menés sur les processus critiques contemporains par la sociologie pragmatique des transformations. Un article en chantier, publié par la revue Pragmata début juillet 2022, a servi de cadre aux présentations : il rassemble les briques conceptuelles et méthodologiques d’un pragmatisme sociologique en prise avec les évolutions contemporaines, obligeant à réviser en profondeur les cadres d’analyse forgés dans les configurations sociopolitiques antérieures. On a ainsi pu exposer, en dialogue avec les philosophies pragmatistes, les apports et les limites d’une science souple comme la sociologie, qui doit continûment revoir ses catégories et ses outils d’analyse, ne serait-ce que pour tenir compte de leurs effets dans le monde social, tout en saisissant les processus le plus en amont possible, afin de ne pas courir derrière avec parfois des décennies de retard (cas de l’écologie, du numérique, des pandémies, du retour des extrêmes-droites, etc). Il ne s’agit pas de jouer au visionnaire mais de se donner les moyens de saisir, avec toutes les incertitudes associées, des phénomènes multiscalaires, non-linéaires, polyphoniques, bref complexes. Les processus sociaux sont marqués par une indétermination radicale des possibles, et la prise en compte de cette indétermination caractérise une authentique démarche d’enquête pragmatiste, contre toutes les formes de réductionnisme ou de déterminisme. Sur cette base, on a pu développer un modèle polyphonique, déployé sur six lignes de transformation permettant de saisir les moments de tension, de rupture, de reconfiguration, mais aussi de convergence ou d’alignement. La plupart des dossiers étudiés engagent une pluralité d’échelles sociales, temporelles et spatiales. La dernière séance de cette première série a permis d’examiner plus précisément les questions de pouvoir, d’influence et d’emprise auxquelles sont confrontés les acteurs les plus divers. Le modèle de l’empreneur, fondé sur sept ressorts de capture, a été affiné à partir d’une casuistique récente reliant la sociologie des alertes à celle des formes contemporaines de l’emprise :  on a examiné en particulier le dossier des SDHI (Fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), celui des pesticides dans les vins HVE (Haute Valeur Environnementale) révélés par l’affaire Murat vs CIVB (Vins de Bordeaux), ou encore le processus de révélation de dissimulations de problèmes de sécurité, opposant un (ex)cadre de la centrale nucléaire du Tricastin aux dirigeants du groupe EDF.

La cinquième séance, le 7 janvier 2022, a été animée par Jean-Michel Fourniau qui a fait le bilan des expériences démocratiques récentes en France, allant des formes les plus locales aux grands débats publics ou aux conventions de citoyens. Ces expériences ont fait bouger des lignes au cœur de la théorie politique contemporaine, portée à traiter autrement la participation active des publics ou le recours au tirage au sort. La séance a néanmoins été marquée par une discussion intense autour d’un paradoxe : comment rendre compte du fait que le développement tout azimut des expériences de démocratie participative s’opère dans un contexte de montée de nouvelles forces réactionnaires, qualifiées par certains de « néofascistes » ? Dans le même mouvement, comment un gouvernement d’inspiration a priori libérale peut avoir recours à des méthodes répressives spectaculaires (gilets jaunes, répression des mouvements écologistes de terrain) et s’exercer dans la foulée à miner les sources de contre-pouvoirs, en délégitimant constamment leurs activités et leurs discours ? Peut-on lier les deux séries et y voir la production de trous configurationnels propres à renforcer l’attraction des options d’extrême-droite ? Les réponses apportées n’étant que partiellement satisfaisantes, cela engage de nouveaux chantiers afin de mieux saisir les lignes obscures de l’évolution des sociétés contemporaines.

Les séances suivantes (6 à 12) ont été l’occasion d’entendre et de discuter avec des collègues. Frédéric Vandenberghe, professeur de sociologie à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, Brésil, professeur invité à l’EHESS en 2022, a choisi d’intituler sa séance « Ontologie du présent ». Son propos s’est parfaitement articulé avec les échanges précédents puisque, partant de l’expérience anti-démocratique du Brésil sous Bolsonaro, il a réinterrogé les catégories générales des sciences sociales, en insistant en particulier sur la nécessité de rompre avec la « seconde post-modernité » qui empêche selon lui de saisir les processus critiques contemporains. Le Brésil est resté en bonne place lors de la séance suivante, puisque Diogo Corrêa, professeur à l’Université de Vila Velha, également professeur invité à l’EHESS en 2022, est venu présenter son approche du soi et de l’intériorité. L’entrée par des crises individuelles profondes permet selon lui de saisir au plus près les ressorts dont disposent ou qu’inventent les personnes pour se construire ou se reconstruire, ce qui a engagé d’importantes discussions sur la possibilité d’une pragmatique de l’intériorité et ses rapports aux variations culturelles – sur lesquelles nous sommes revenus lors des deux dernières séances du séminaire (voir infra).

Venu de l’Université de Lausanne, Alain Kaufmann qui y dirige notamment le ColLaboratoire, est intervenu ensuite sur différentes expériences de recherche participative, en s’exerçant à évaluer de manière critique leur place dans les mutations de la biomédecine contemporaine, entendue ici au sens large, des biobanques à la santé environnementale. On a retrouvé la problématique des prises élaborées par les patients, en réseaux ou en collectifs, pour contester, modifier, adapter, bref coconstruire les catégories et les outils développés par les chercheurs, les praticiens et les firmes biomédicales. Là encore, la question du hiatus entre la multiplicité de causes collectives et d’expérience de « démocratie sanitaire » et la crise profonde de la médecine publique a donné lieu à discussion.

Perrine Poupin, chargée de recherche CNRS au CRESSON/AAU, est venue au séminaire dans un état de tension très particulier, puisqu’elle avait réalisé récemment des terrains en Ukraine et travaillé sur des mobilisations environnementales en Russie. Engagée dans des échanges continus, en pleine guerre, avec ses contacts sur les réseaux, elle a témoigné de l’immense gouffre qui sépare les expériences locales et les appareils de décision centralisés et des formes de violence politique qui en découlent. La Russie de Poutine est clairement un état autoritaire violent. Mais paradoxalement, elle a montré comment le projet de décharge à Shies dans le grand nord russe a donné lieu à des mobilisations donnant la part belle aux communautés locales – ce qui recoupe les observations faites ailleurs : beaucoup d’avancées locales dans les luttes écologistes mais une situation générale qui se dégrade dès que l’on monte en échelle, ce dont atteste par exemple l’évolution continue de la cause climatique depuis l’accord de Paris en 2015.

La dixième séance est restée sur le fil des enjeux environnementaux, avec Bernard Kalaora, enseignant-chercheur retraité et rattaché au IIAC. Il a repris la longue généalogie des travaux sur la forêt en montrant comment se sont succédés et superposés plusieurs régimes, allant de ce qu’il a appelé le « Musée vert » jusqu’à la forêt comme lieu de réinvention de formes de vie, mais aussi source permanente de frictions liées à la pluralité des intérêts et des usages. Le cas de l’agroforesterie a été au cœur des échanges, faisant écho directement aux premières séances et à l’importance de ne pas réduire les milieux en interaction aux mesures et fonctionnalités associées aux dispositifs sociotechniques.

Poursuivant dans la veine des milieux, Madeleine Sallustio, postdoctorante au CNRS, a présenté ses enquêtes ethnographiques sur les rapports à l’avenir dans plusieurs collectifs néo-paysans. À partir de descriptions fines des modes de fonctionnement, des délibérations et des doctrines développées dans des micro-communautés, elle a montré comment les mêmes personnes oscillent entre utopie, dystopie et présentisme et qu’il est pertinent d’adopter une approche modale des temporalités – à l’instar de la pragmatique des transformations. C’est aussi sur les questions de futurologie pratique que Martin Denoun, doctorant au GSPR, est intervenu : en pleine phase d’écriture finale de sa thèse, il a exposé les tensions internes de la filière nucléaire, saisies à partir de multiples témoignages d’acteurs aux prises avec les inerties, les coûts, les risques et les vulnérabilités des infrastructures logistiques, largement déterminées par la politique du plutonium dans le cas du nucléaire français.

Les deux dernières séances ont fermé la marche en revenant sur un des nœuds problématiques des enquêtes pragmatistes de la dernière décennie : la place qu’il faut accorder, par et pour l’enquête, au for intérieur, ou plus précisément aux transactions continues entre for interne et for externe, sans lesquelles les situations et les processus observés restent ininterprétables. Prolongeant un dialogue entamé il y a plusieurs années, Sylvain Lavelle, professeur de philosophie à l’ICAM, chercheur associé au GSPR et Francis Chateauraynaud ont proposé un espace de raisonnement et d’enquête reliant une pragmatique du for intérieur comme ressort de la critique et de la résistance à une Egotropique, tirant partie des multiples analyses du self en philosophie. De la communication infralangagière en situation de maladie neurodégénérative (cas des interactions avec des malades d’Alzheimer) au basculement silencieux au cœur d’une organisation de haute sécurité (affaire Snowden), en passant par les pratiques, souvent mises à l’index, de développement personnel pour autoorganiser ses défenses, le corpus des cas de figure est large. Entendu comme espace de variation évitant tout effet de doctrine, à l’instar de bien des philosophies du sujet, ce corpus ouvre de nouvelles pistes, nourrissant en retour les réflexions récentes sur les rapports entre l’emprise et le silence, amorcée lors des échanges avec Déborah Puccio-Den.

NB : Les 14 séances du séminaire ont bien eu lieu en « présentiel », au centre des colloques du campus Condorcet. Cependant, une majorité de participants a choisi de rester en mode « distanciel », tout au long de l’année, créant des difficultés récurrentes de synchronisation des échanges, le régime hybride engendrant des pertes de temps notamment au démarrage. On peut consulter les archives vidéos du séminaire sur le serveur https://webdiffusion.ehess.fr/channels/#pragmatisme-et-conflictualite

Publications
  • « Des expériences ordinaires aux processus critiques non-linéaires. Le pragmatisme sociologique face aux ruptures contemporaines », revue Pragmata, vol. 5, 2022, p. 19-92.
  • « Les lanceurs d’alerte et la recherche scientifique. 1. Histoire et droits 2. L’alerte scientifique », Entretien publié dans VRS n°428 / janvier-mars 2022, p. 33-40.
  •  « Après la protection des personnes, protéger les alertes. Point de vue sociologique sur une asymétrie juridique », Revue de Droit du Travail, mai 2022.
  • « Les logiques organisationnelles en régime de criticité. Des signaux d'alerte aux processus critiques de longue durée », Colloque La Fabrique de l’ergonomie « Comprendre, anticiper et gérer les situations de crise », CNAM, Paris, 27 janvier 2022
  • « Le pragmatisme sociologique face aux ruptures contemporaines. Interpréter les processus en suivant une pluralité de lignes d’enquête et de raisonnement », Séminaire "Dynamiques des réseaux et des collectifs", Michel Grossetti et Pascal Cristofoli, EHESS, 15 mars 2022.
  • « Bifurcations. Une approche franco-allemande des débats sur la transition énergétique », Colloque FRAL, « Pour une Europe des Sciences Humaines et Sociales, Paris, Cité Internationale, 15 juin 2022.
  • « Processus critiques et expériences du temps. Penser la pluralité des régimes de temporalité avec le pragmatisme sociologique », keynote, École thématique Labex Sites / IFRIS, Grenoble, 7 septembre 2022.

Dernière modification : 5 octobre 2021 11:52

Type d'UE
Séminaires DE/MC
Disciplines
Sociologie
Page web
http://www.gspr-ehess.com/ 
Langues
français
Mots-clés
Argumentation Biologie et société Citoyenneté Démocratie Droit, normes et société Dynamiques sociales Émotions Énergie Enquêtes Environnement Études des sciences contemporaines Institutions Milieu Mouvements sociaux Politique Pollution Pragmatisme Pratiques Risques Santé Santé environnementale Savoirs Sciences Sociologie Sociologie politique Temps/temporalité Violence
Aires culturelles
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Intervenant·e·s

La sociologie pragmatique des transformations étudie les processus critiques par lesquels des acteurs font surgir des causes dans l’espace politique. Résumée sous l’expression de balistique sociologique, cette approche a enrichi l’analyse des processus sociaux, envisagés comme des échangeurs entre rapports de forces et formes de légitimités. Le cœur de cible de cette sociologie a longtemps été formé par les trajectoires des causes collectives dans les champs de l'environnement, des technosciences ou de la santé. Qu’il s’agisse de changement climatique ou de biodiversité, d’énergie nucléaire ou de gaz de schiste, d’OGM, de nanotechnologies ou de biologie de synthèse, de pesticides ou de pollution atmosphérique, d'intelligence artificielle ou de conquête de l'espace, ou encore de confrontation aux maladies émergentes et aux pandémies, on voit s’affronter des porteurs de promesses technologiques, des lanceurs d’alerte, des milieux d'expertise et des mouvements critiques.

La dynamique des jeux d'acteurs et d'arguments déplace en permanence les registres de la contestation. Qu'ils reposent sur la défense de solutions alternatives ou sur des formules critiques plus radicales, la cohérence, la portée et les limites des appuis critiques sont au coeur des disputes et des conflits, dont le degré d'intensité est accru lorsque surgissent ce que l'on peut appeler des coalitions paranoïaques. Au cœur des champs de forces qui se dessinent, les acteurs critiques sont aux prises avec toutes sortes d'entités. Les années précédentes ont permis d'insister sur le rôle des régulateurs, ainsi que des réseaux d'influence et des acceptologues. En restant à la bonne distance, il s'agit de comprendre comment les différents acteurs puisent dans le répertoire constamment renouvelé des procédures de concertation, de débat public ou de convention citoyenne.

Certains processus font basculer dans un autre état du monde, marqué par de nouvelles formes d'emprise et de violence. C'est le cas lorsque des régimes autoritaires, issus de crises répétées, verrouillent les dispositifs d'expression à l'oeuvre dans les sphères publiques. Les enquêtes pragmatiques changent de modalités lorsqu’on se situe en amont des figures classiques de controverse et de conflit. L'étude des relations d’emprise et de leur transformation graduelle, souvent silencieuse, oblige à affiner les modèles sociologiques inspirés par le pragmatisme. À ce titre, le séminaire poursuivra l'exploration des formes d'influence et d’anticipation stratégique, ainsi que les bifurcations et les ruptures à partir desquelles s’élaborent et se transforment des jeux de pouvoirs. Pour fortifier leurs perceptions et leurs interprétations, les acteurs se nourrissent continûment des productions des sciences sociales, et en particulier des théories du pouvoir, des modèles de légitimité et d'action publique, ce qui a des effets en retour sur les joutes académiques – comme c'est le cas depuis plusieurs décennies à propos de l’« expertise », de la « démocratie participative », des formes de « prospective » ou de l’« acceptabilité sociale des risques ».

Que les protagonistes s’opposent frontalement ou optent pour une logique de coopération, la dynamique des conflits rend visibles les opérations interprétatives et les agencements pratiques dans lesques s'ancrent les croyances et les représentations, qui donnent lieu parfois à des processus de révision. Le propre d'une sociologie pragmatique est de ne pas enfermer les acteurs dans les dispositifs et les représentations. Plus qu'une simple variabilité ou pluralité d'expériences, il s'agit ici de rendre compte des changements de perspective et des mouvements épistémiques par lesquels les croyances changent d'état ou de modalité. La traversée d'épreuves marquantes, qui fonctionnent comme les matrices d'un minimum de factualité partagée, rend manifestes bien des conversions, mais aussi des tensions, des contradictions et des points de rupture qui peuvent contrarier les propositions de monde commun.

Par définition, un processus critique de longue durée se déploie sur de multiples scènes. Comme elles se révèlent inégalement accessibles à l’observation ou au dévoilement, il convient de doubler l’analyse des actes de protestation et des procédés argumentatifs par l’examen des façons de lier, ou de se lier, au coeur des milieux en interaction. Les enquêtes présentées au cour du séminaire s'attachent ainsi à saisir dans un même cadre la production de liens d’intérêts ou de jeux d'interdépendances élaborés au fil du temps, peu visibles dans les dispositifs publics, et les capacités de mobilisation, de coalition ou d’alliance, rarement réductibles à un alignement fondé sur l’intérêt bien compris ou sur des valeurs universalisables.

Le fil des alertes, des crises et des catastrophes longtemps suivi par le séminaire a connu avec la méga crise du Covid une bifurcation aussi radicale qu'irréversible. En tirant les leçons épistémiques et axiologiques de cette crise, on poursuivra l'analyse des modes de fabrication des scénarisations du futur, saisies sur de multiples échelles sociales, temporelles et spatiales. Par-delà l'opposition entre utopies et dystopies, la confection critique des visions du futur pèse sur la portée des processus de mobilisation, contribuant à l’ouverture ou à la fermeture des possibles. Si des versions téléologiques s'opposent en gagnant en puissance d'expression, les processus collectifs renvoient une profonde indétermination du sens de l’histoire, indétermination sur laquelle prend forme toute expérience démocratique. Comme l'ont montré aussi bien les catastrophes et les mouvements sociaux inédits de la dernière décennie, on ne peut guère prédire ni clore par avance la portée d'un processus critique.

Il ne suffit plus de « cartographier » ou de « mettre à plat » les controverses au nom d'un principe de symétrie : elle doivent être pensées en rapport avec les formes de vie, ce qui signifie une attention soutenue aux points de recoupement ou d'articulation avec le monde sensible. Comprendre les ouvertures d’avenir et les prises, individuelles ou collectives, sur les processus, c’est faire du pragmatisme sociologique un programme fort, capable de saisir la multiplicité des expériences, dont l’irréductibilité foncière ne cesse de s’imposer à l’enquête. La mise à distance des montées automatiques en généralité apparaît alors comme une des conditions premières de l'exploration des ouvertures d'avenir, créatrices d'alternatives et de reconfigurations, au plus près des pratiques et des milieux.

5 novembre 2021 : Francis Chateauraynaud et Jean-Michel Fourniau, Introduction du séminaire

19 novembre : Francis Chateauraynaud, La sociologie des processus critiques et les systèmes complexes

3 décembre : Francis Chateauraynaud, Le surgissement des reconfigurateurs : émergences, polyphonies et transformations

17 décembre : Francis Chateauraynaud, En-deçà des arènes publiques : modes de domination et ressorts d’emprise

7 janvier 2022 : Francis Chateauraynaud et Jean-Michel Fourniau, Le pragmatisme sociologique et la critique politique

21 janvier 2022 : Frédéric Vandenberghe (professeur de sociologie, Université Fédérale de Rio de Janeiro, Brésil – professeur invité EHESS 2022), Ontologie du présent

4 février : Diogo Corrêa (professeur de sociologie à l’Université de Vila Velha, Brésil – professeur invité EHESS 2022), Le soi et l’intériorité dans une perspective pragmatico-pragmatiste

18 février : Alain Kaufmann (directeur du ColLaboratoire de l’Université de Lausanne), La recherche participative au cœur des mutations de la biomédecine. Retour sur une série d’expériences, des biobanques à la santé environnementale

4 mars : Perrine Poupin (chargée de recherche CNRS au CRESSON/AAU), Alertes et mobilisations environnementales dans le grand nord russe

18 mars : Bernard Kalaora (enseignant-chercheur à la retraite rattaché au IIAC), Du « Musée vert » à la forêt comme formes de vie : une perspective socio-anthropologique

1er avril : Madeleine Sallustio (postdoctorante, CNRS), No Future. Les collectifs néo-paysans et leur rapport à l’avenir : utopie, dystopie et présentisme

15 avril : Martin Denoun (doctorant au GSPR), Faire patienter le plutonium. Infrastructure logistique et pluralisation des futurs nucléaires

 20 mai : Francis Chateauraynaud et Sylvain Lavelle (philosophe, ICAM-GSPR), Désordre intérieur et invention défensive

3 juin : Francis Chateauraynaud et Sylvain Lavelle, Ordre intérieur et invention offensive

  • Séminaires de recherche – Sociologie – M1/S1-S2-M2/S3-S4
    Suivi et validation – annuel bi-mensuelle = 6 ECTS
    MCC – fiche de lecture
Contacts additionnels
stephanie.taveneau@ehess.fr
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pour tout renseignement sur le suivi du séminaire, contacter Stéphanie Taveneau par courriel : stephanie.taveneau(at)ehess.fr,

Direction de travaux des étudiants

direction de travaux d'étudiants : les 1er et 3e vendredis du mois sur rendez-vous entre 15 h et 19 h.

Réception des candidats

par courriel ou sur rendez-vous sur demande spécifique, les 1er et 3e vendredis du mois entre 15 h et 19 h

Pré-requis
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  • Campus Condorcet-Centre de colloques
    Centre de colloques, Cours des humanités 93300 Aubervilliers
    Salle polyvalente 50
    annuel / bimensuel (1re/3e), vendredi 10:30-12:30
    du 5 novembre 2021 au 3 juin 2022
    Nombre de séances : 14

Les premières séances du séminaire ont été consacrées à un retour sur les travaux menés sur les processus critiques contemporains par la sociologie pragmatique des transformations. Un article en chantier, publié par la revue Pragmata début juillet 2022, a servi de cadre aux présentations : il rassemble les briques conceptuelles et méthodologiques d’un pragmatisme sociologique en prise avec les évolutions contemporaines, obligeant à réviser en profondeur les cadres d’analyse forgés dans les configurations sociopolitiques antérieures. On a ainsi pu exposer, en dialogue avec les philosophies pragmatistes, les apports et les limites d’une science souple comme la sociologie, qui doit continûment revoir ses catégories et ses outils d’analyse, ne serait-ce que pour tenir compte de leurs effets dans le monde social, tout en saisissant les processus le plus en amont possible, afin de ne pas courir derrière avec parfois des décennies de retard (cas de l’écologie, du numérique, des pandémies, du retour des extrêmes-droites, etc). Il ne s’agit pas de jouer au visionnaire mais de se donner les moyens de saisir, avec toutes les incertitudes associées, des phénomènes multiscalaires, non-linéaires, polyphoniques, bref complexes. Les processus sociaux sont marqués par une indétermination radicale des possibles, et la prise en compte de cette indétermination caractérise une authentique démarche d’enquête pragmatiste, contre toutes les formes de réductionnisme ou de déterminisme. Sur cette base, on a pu développer un modèle polyphonique, déployé sur six lignes de transformation permettant de saisir les moments de tension, de rupture, de reconfiguration, mais aussi de convergence ou d’alignement. La plupart des dossiers étudiés engagent une pluralité d’échelles sociales, temporelles et spatiales. La dernière séance de cette première série a permis d’examiner plus précisément les questions de pouvoir, d’influence et d’emprise auxquelles sont confrontés les acteurs les plus divers. Le modèle de l’empreneur, fondé sur sept ressorts de capture, a été affiné à partir d’une casuistique récente reliant la sociologie des alertes à celle des formes contemporaines de l’emprise :  on a examiné en particulier le dossier des SDHI (Fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), celui des pesticides dans les vins HVE (Haute Valeur Environnementale) révélés par l’affaire Murat vs CIVB (Vins de Bordeaux), ou encore le processus de révélation de dissimulations de problèmes de sécurité, opposant un (ex)cadre de la centrale nucléaire du Tricastin aux dirigeants du groupe EDF.

La cinquième séance, le 7 janvier 2022, a été animée par Jean-Michel Fourniau qui a fait le bilan des expériences démocratiques récentes en France, allant des formes les plus locales aux grands débats publics ou aux conventions de citoyens. Ces expériences ont fait bouger des lignes au cœur de la théorie politique contemporaine, portée à traiter autrement la participation active des publics ou le recours au tirage au sort. La séance a néanmoins été marquée par une discussion intense autour d’un paradoxe : comment rendre compte du fait que le développement tout azimut des expériences de démocratie participative s’opère dans un contexte de montée de nouvelles forces réactionnaires, qualifiées par certains de « néofascistes » ? Dans le même mouvement, comment un gouvernement d’inspiration a priori libérale peut avoir recours à des méthodes répressives spectaculaires (gilets jaunes, répression des mouvements écologistes de terrain) et s’exercer dans la foulée à miner les sources de contre-pouvoirs, en délégitimant constamment leurs activités et leurs discours ? Peut-on lier les deux séries et y voir la production de trous configurationnels propres à renforcer l’attraction des options d’extrême-droite ? Les réponses apportées n’étant que partiellement satisfaisantes, cela engage de nouveaux chantiers afin de mieux saisir les lignes obscures de l’évolution des sociétés contemporaines.

Les séances suivantes (6 à 12) ont été l’occasion d’entendre et de discuter avec des collègues. Frédéric Vandenberghe, professeur de sociologie à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, Brésil, professeur invité à l’EHESS en 2022, a choisi d’intituler sa séance « Ontologie du présent ». Son propos s’est parfaitement articulé avec les échanges précédents puisque, partant de l’expérience anti-démocratique du Brésil sous Bolsonaro, il a réinterrogé les catégories générales des sciences sociales, en insistant en particulier sur la nécessité de rompre avec la « seconde post-modernité » qui empêche selon lui de saisir les processus critiques contemporains. Le Brésil est resté en bonne place lors de la séance suivante, puisque Diogo Corrêa, professeur à l’Université de Vila Velha, également professeur invité à l’EHESS en 2022, est venu présenter son approche du soi et de l’intériorité. L’entrée par des crises individuelles profondes permet selon lui de saisir au plus près les ressorts dont disposent ou qu’inventent les personnes pour se construire ou se reconstruire, ce qui a engagé d’importantes discussions sur la possibilité d’une pragmatique de l’intériorité et ses rapports aux variations culturelles – sur lesquelles nous sommes revenus lors des deux dernières séances du séminaire (voir infra).

Venu de l’Université de Lausanne, Alain Kaufmann qui y dirige notamment le ColLaboratoire, est intervenu ensuite sur différentes expériences de recherche participative, en s’exerçant à évaluer de manière critique leur place dans les mutations de la biomédecine contemporaine, entendue ici au sens large, des biobanques à la santé environnementale. On a retrouvé la problématique des prises élaborées par les patients, en réseaux ou en collectifs, pour contester, modifier, adapter, bref coconstruire les catégories et les outils développés par les chercheurs, les praticiens et les firmes biomédicales. Là encore, la question du hiatus entre la multiplicité de causes collectives et d’expérience de « démocratie sanitaire » et la crise profonde de la médecine publique a donné lieu à discussion.

Perrine Poupin, chargée de recherche CNRS au CRESSON/AAU, est venue au séminaire dans un état de tension très particulier, puisqu’elle avait réalisé récemment des terrains en Ukraine et travaillé sur des mobilisations environnementales en Russie. Engagée dans des échanges continus, en pleine guerre, avec ses contacts sur les réseaux, elle a témoigné de l’immense gouffre qui sépare les expériences locales et les appareils de décision centralisés et des formes de violence politique qui en découlent. La Russie de Poutine est clairement un état autoritaire violent. Mais paradoxalement, elle a montré comment le projet de décharge à Shies dans le grand nord russe a donné lieu à des mobilisations donnant la part belle aux communautés locales – ce qui recoupe les observations faites ailleurs : beaucoup d’avancées locales dans les luttes écologistes mais une situation générale qui se dégrade dès que l’on monte en échelle, ce dont atteste par exemple l’évolution continue de la cause climatique depuis l’accord de Paris en 2015.

La dixième séance est restée sur le fil des enjeux environnementaux, avec Bernard Kalaora, enseignant-chercheur retraité et rattaché au IIAC. Il a repris la longue généalogie des travaux sur la forêt en montrant comment se sont succédés et superposés plusieurs régimes, allant de ce qu’il a appelé le « Musée vert » jusqu’à la forêt comme lieu de réinvention de formes de vie, mais aussi source permanente de frictions liées à la pluralité des intérêts et des usages. Le cas de l’agroforesterie a été au cœur des échanges, faisant écho directement aux premières séances et à l’importance de ne pas réduire les milieux en interaction aux mesures et fonctionnalités associées aux dispositifs sociotechniques.

Poursuivant dans la veine des milieux, Madeleine Sallustio, postdoctorante au CNRS, a présenté ses enquêtes ethnographiques sur les rapports à l’avenir dans plusieurs collectifs néo-paysans. À partir de descriptions fines des modes de fonctionnement, des délibérations et des doctrines développées dans des micro-communautés, elle a montré comment les mêmes personnes oscillent entre utopie, dystopie et présentisme et qu’il est pertinent d’adopter une approche modale des temporalités – à l’instar de la pragmatique des transformations. C’est aussi sur les questions de futurologie pratique que Martin Denoun, doctorant au GSPR, est intervenu : en pleine phase d’écriture finale de sa thèse, il a exposé les tensions internes de la filière nucléaire, saisies à partir de multiples témoignages d’acteurs aux prises avec les inerties, les coûts, les risques et les vulnérabilités des infrastructures logistiques, largement déterminées par la politique du plutonium dans le cas du nucléaire français.

Les deux dernières séances ont fermé la marche en revenant sur un des nœuds problématiques des enquêtes pragmatistes de la dernière décennie : la place qu’il faut accorder, par et pour l’enquête, au for intérieur, ou plus précisément aux transactions continues entre for interne et for externe, sans lesquelles les situations et les processus observés restent ininterprétables. Prolongeant un dialogue entamé il y a plusieurs années, Sylvain Lavelle, professeur de philosophie à l’ICAM, chercheur associé au GSPR et Francis Chateauraynaud ont proposé un espace de raisonnement et d’enquête reliant une pragmatique du for intérieur comme ressort de la critique et de la résistance à une Egotropique, tirant partie des multiples analyses du self en philosophie. De la communication infralangagière en situation de maladie neurodégénérative (cas des interactions avec des malades d’Alzheimer) au basculement silencieux au cœur d’une organisation de haute sécurité (affaire Snowden), en passant par les pratiques, souvent mises à l’index, de développement personnel pour autoorganiser ses défenses, le corpus des cas de figure est large. Entendu comme espace de variation évitant tout effet de doctrine, à l’instar de bien des philosophies du sujet, ce corpus ouvre de nouvelles pistes, nourrissant en retour les réflexions récentes sur les rapports entre l’emprise et le silence, amorcée lors des échanges avec Déborah Puccio-Den.

NB : Les 14 séances du séminaire ont bien eu lieu en « présentiel », au centre des colloques du campus Condorcet. Cependant, une majorité de participants a choisi de rester en mode « distanciel », tout au long de l’année, créant des difficultés récurrentes de synchronisation des échanges, le régime hybride engendrant des pertes de temps notamment au démarrage. On peut consulter les archives vidéos du séminaire sur le serveur https://webdiffusion.ehess.fr/channels/#pragmatisme-et-conflictualite

Publications
  • « Des expériences ordinaires aux processus critiques non-linéaires. Le pragmatisme sociologique face aux ruptures contemporaines », revue Pragmata, vol. 5, 2022, p. 19-92.
  • « Les lanceurs d’alerte et la recherche scientifique. 1. Histoire et droits 2. L’alerte scientifique », Entretien publié dans VRS n°428 / janvier-mars 2022, p. 33-40.
  •  « Après la protection des personnes, protéger les alertes. Point de vue sociologique sur une asymétrie juridique », Revue de Droit du Travail, mai 2022.
  • « Les logiques organisationnelles en régime de criticité. Des signaux d'alerte aux processus critiques de longue durée », Colloque La Fabrique de l’ergonomie « Comprendre, anticiper et gérer les situations de crise », CNAM, Paris, 27 janvier 2022
  • « Le pragmatisme sociologique face aux ruptures contemporaines. Interpréter les processus en suivant une pluralité de lignes d’enquête et de raisonnement », Séminaire "Dynamiques des réseaux et des collectifs", Michel Grossetti et Pascal Cristofoli, EHESS, 15 mars 2022.
  • « Bifurcations. Une approche franco-allemande des débats sur la transition énergétique », Colloque FRAL, « Pour une Europe des Sciences Humaines et Sociales, Paris, Cité Internationale, 15 juin 2022.
  • « Processus critiques et expériences du temps. Penser la pluralité des régimes de temporalité avec le pragmatisme sociologique », keynote, École thématique Labex Sites / IFRIS, Grenoble, 7 septembre 2022.